Source : Les Echos

ANALYSE. Les entreprises françaises continuent de s’endetter massivement, à l’inverse de leurs rivales étrangères. La faute à des banquiers efficaces, à des marges trop faibles, à des taux très bas. Est-ce grave ?

Et si on se trompait de dette ? Dans le débat, dans les critiques, c’est toujours la dette publique qui est en cause. Il est vrai qu’elle flirte avec les 100 % du PIB, après avoir progressé de 33 points en une décennie. Mais la dette privée, celle des particuliers et des entreprises, file encore plus vite. Depuis dix ans, elle a pris 34 points de PIB pour atteindre 130 % de la production nationale. Le 13 septembre dernier, le très officiel  Haut Conseil de la stabilité financière annonçait qu’il « renforc[ait] sa vigilance » sur cette ascension très forte. Trop forte ? François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et membre du Conseil, surveille comme le lait sur le feu cette dette, « dont la progression nous paraît trop rapide. Au besoin, nous prendrons un certain nombre de mesures ». Pourquoi cette accélération ? Faut-il s’en inquiéter ?

Laissons ici de côté l’endettement des ménages, même s’il faudra peut-être y revenir un jour. Il est moins lourd que celui des entreprises. Il a progressé moins vite. Il vient de la hausse des prix de l’immobilier, mais les banquiers appliquent en la matière des règles très prudentes pour accorder leurs prêts. Et il est pour l’essentiel à taux d’intérêt fixe, ce qui protège les emprunteurs d’une hausse du loyer de l’argent.

L’autre endettement pose davantage question. Patrick Artus, l’économiste en chef de Natixis, souligne que « les entreprises françaises sont les seules à continuer à s’endetter, alors que les entreprises du monde entier se désendettent. »

 

Les banquiers font leur boulot

Cette accumulation de dettes dans les entreprises vient à la fois de l’offre, de la demande et du paysage dans lequel se rencontrent cette offre et cette demande. L’offre d’abord : les banquiers font leur boulot, même si les Français adorent toujours les détester. Ils prêtent de l’argent aux entreprises, même s’il reste des entrepreneurs injustement privés de crédit.

Pendant la crise financière la plus grave depuis près d’un siècle, le système bancaire français a bien résisté. Sur le terrain, des banquiers ont sauvé des centaines de firmes de l’asphyxie en les finançant lors de la terrible course au cash engagée après la faillite de Lehman Brothers. Pendant les cinq années les plus dures, de 2008 à 2012, ils ont accru leurs encours de crédits aux entreprises de 180 milliards d’euros, pratiquement deux fois plus que leurs collègues allemands, italiens et espagnols réunis.

L’alourdissement des contraintes réglementaires imposées aux banques qui a logiquement suivi la crise a pesé sur le crédit. Mais les grandes entreprises ont alors réussi à lever de l’argent directement sur les marchés. En dix ans, le poids des financements de marché est passé de 30 à 40 % de l’endettement des entreprises.

 

Faiblesse des marges

Du côté de la demande ensuite, il y a une bonne nouvelle : les entreprises françaises ont continué à investir. Au pic d’avant-crise, en 2008, elles affectaient 23,3 % de leur valeur ajoutée à leur effort d’équipement (chiffres des sociétés non financières). Après avoir chuté à 21,5 % en 2009, ce ratio s’est rapproché de 23 % dès 2011 et dépassera cette année son niveau de 2008.

Mais cette bonne nouvelle en cache une moins bonne : les firmes françaises n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Leur épargne fait à peine plus de 80 % de leurs investissements, alors que celle de leurs rivaux allemands, espagnols ou même italiens dépasse largement les 100 %. Ce qui reflète la faiblesse des marges des entreprises, un peu au-dessus de 30 % de la valeur ajoutée en France contre plus de 40 % dans les pays voisins. Les allégements directs ou indirects de cotisations sociales décidés ces dernières années ont réduit l’écart, mais sont loin de l’avoir comblé.

 

La macro inquiète, la micro rassure

Dans le paysage enfin, il y a un changement majeur, qui dépasse largement les frontières de la France : l’emprunt coûte extraordinairement peu cher. En septembre, l’énergéticien Engie et la société foncière Gecina ont par exemple émis des obligations à 10 ans assorties d’un taux d’intérêt de 1,375 %. Le taux moyen des crédits à l’équipement calculé par la Banque de France est à 1,5 %. A ce prix-là, « de grandes entreprises lèvent de l’argent sans même savoir ce qu’elles en feront », témoigne un banquier.

Olivier Eluère, économiste du Crédit Agricole qui a fait une note sur le taux d’endettement des sociétés en juillet, parle d’« effet d’aubaine ». Ce qui ne veut pas dire que cet argent est jeté par les fenêtres. Il reste souvent dans les caisses des grands groupes en attendant une bonne occasion, comme le rachat d’un concurrent. Selon les calculs de la société de conseil Ricol Lasteyrie, l’endettement net des entreprises du CAC 40, qui intègre la trésorerie, est revenu à 178 milliards d’euros fin 2016, son plus bas niveau depuis onze ans. Les grandes entreprises ont beaucoup renforcé leurs fonds propres ces dernières années, ce qui leur permet de soutenir une dette plus élevée.

Les indicateurs sur la santé individuelle des entreprises sont d’ailleurs moins inquiétants que les chiffres globaux. Les économistes de l’assureur-crédit Euler Hermes estiment que les ratios de dette des grandes entreprises françaises sont soutenables, même s’il y a quelques secteurs à surveiller comme l’agroalimentaire ou la distribution. Les indicateurs de tension, comme les délais de paiement ou l’encaissement des cotisations Urssaf, sont au vert.

La vision macro inquiète, la vision micro rassure. Reste à savoir quelle est la bonne. Le vrai souci pourrait venir le jour où les taux d’intérêt remonteront vraiment… ce qui pourrait être dans très longtemps. Ou pas.

Auteur : Jean-Marc Vittori, éditorialiste aux Echos