La loi sur le devoir de vigilance date de 2017. Pourtant, à ce stade, aucune ONG n’est parvenue à faire condamner une entreprise pour manquement à l’application des droits humains ou environnementaux. La crainte que les consommateurs ou les futurs salariés ne se détournent des entreprises mises à l’index semble bien plus efficace.

Les points à retenir :
– Le Conseil général de l’économie préconise la création d’un service de l’Etat dédié à l’accompagnement des entreprises dans la mise en oeuvre du devoir de vigilance
– La loi sur le devoir de vigilance n’engage que la responsabilité civile de la maison mère et ne prévoit aucune amende.
– Face à sa difficile application, les ONG et associations utilisent d’autres moyens juridiques pour faire respecter l’esprit de la loi
– L’éthique des affaires a été consacrée par l’introduction de la raison d’être dans le Code civil, le 22 mai 2019.

Dans son rapport – attendu de longue date – transmis au ministère de l’Economie et des Finances, le 21 février, le Conseil général de l’économie dresse un bilan plus que mitigé de la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre du 27 mars 2017. Cette législation part d’un bon sentiment : celui d’imposer aux multinationales de plus de 5.000 salariés, et dont le siège social est en France, de veiller au bon respect des droits humains, des libertés fondamentales, de la santé et de la sécurité des personnes ainsi que de l’environnement dans toutes leurs activités partout dans le monde.

Tribunal judiciaire incompétent

Cependant, les bons sentiments sont toujours difficiles à appliquer en droit. Juste avant l’adoption définitive du texte, le Conseil constitutionnel avait déjà censuré l’amende civile plafonnée à 10 millions d’euros voulue par les députés. Le décret d’application qui devait préciser certains aspects de la loi n’a, quant à lui, jamais été publié à ce jour. C’est dans ce contexte que les organisations non gouvernementales, les syndicats et autres associations tentent de faire respecter le devoir de vigilance. Sans grand succès pour le moment.

Leur bras de fer avec Total en est le dernier exemple en date. Les Amis de la Terre France, Survie et quatre autres associations ougandaises ont assigné le géant pétrolier devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Nanterre. Elles pointaient du doigt l’insuffisance des mesures de vigilance mises en oeuvre dans le cadre des forages de 419 puits de pétrole près du lac Albert en Ouganda et de la construction d’un oléoduc de 1.445 km traversant ce pays et la Tanzanie. Lors d’une audience le 12 décembre 2019, les ONG espéraient empêcher « un désastre environnemental en Ouganda ». Peine perdue : le juge des référés s’est déclaré incompétent le 30 janvier dernier. « Constatant que l’élaboration et la mise en oeuvre du plan de vigilance » de Total « participent directement du fonctionnement des sociétés commerciales et font partie intégrante de leur gestion », le tribunal judiciaire a renvoyé l’affaire vers le tribunal de commerce, comme l’avait demandé le géant pétrolier lors de l’audience.

Associer les ONG

Ce n’est pas le premier revers auquel les associations doivent faire face. En juillet 2019, Sherpa et la fédération syndicale internationale UNI Global Union s’étaient déjà heurtées au mur de Teleperformance. D’après eux, le géant mondial des centres d’appels a passé sous silence les risques liés aux droits humains dans ses filiales étrangères. Les ONG l’ont mis formellement en demeure d’y remédier. Teleperformance a argué qu’il « travaille quotidiennement en étroite collaboration avec l’ensemble de ses parties prenantes internes et externes afin de publier un plan de vigilance enrichi et détaillé ». Circulez, il n’y a plus rien à voir.

La loi sur le devoir de vigilance serait-elle alors vouée à rester lettre morte ? N’était-elle qu’une réponse du législateur français à l’émotion suscitée par le drame de l’effondrement de l’ immeuble Rana Plaza au Bangladesh , provoquant la mort de 1.127 ouvriers de l’industrie textile ? Pas si sûr. « La notion de mise en oeuvre effective prévue par la loi suppose qu’à partir du moment où le donneur d’ordre a connaissance d’une information selon laquelle un prestataire ne respecte pas les libertés fondamentales et l’environnement, il se place dans une situation à risque », précise Philippe Métais, avocat associé du cabinet White & Case. Comment alors limiter ces risques ? En plus de scruter leur processus de production, de faire appel à des experts afin d’apporter des preuves du bon respect du devoir de vigilance et d’arrêter une relation contractuelle au moindre doute, les entreprises ont tout intérêt à associer les ONG aux choix de leurs prestataires.

Sanction économique

D’autant que, depuis 2017, l’étau se resserre sur toutes les organisations, pas seulement les 300 plus grosses visées originellement par la loi. L’éthique des affaires a pris de l’ampleur au point d’ être inscrite dans le Code civil sous la dénomination de « raison d’être ». Portées par cette tendance, les ONG décident d’utiliser tous les moyens juridiques possibles pour faire respecter ces principes. Ainsi, Samsung Electronic France s’est vu signifier sa mise en examen pour pratiques commerciales trompeuses en avril 2019. D’après Sherpa et ActionAid France-Peuples Solidaires, le groupe international n’aurait pas respecté ses engagements éthiques pourtant proclamés sur son site Internet. Ces lignes directrices seraient susceptibles de « constituer des pratiques commerciales qui engagent leur émetteur », considèrent les associations.

Ce lundi, l’Institut australien de stratégie politique est allé plus loin en mettant en cause 80 grandes marques mondiales. Dans un rapport, l’ONG constate que des groupes tels qu’Apple, Sony, Samsung, Nike, H&M ou encore Alstom auraient eu recours au travail forcé de Ouïghours dans leurs usines de chaîne d’approvisionnement en Chine. Le rapport appelle les entreprises épinglées à « conduire des enquêtes immédiates et approfondies sur le respect des droits de l’homme dans les usines les fournissant en Chine, y compris avec des inspections et des audits indépendants et rigoureux». Face aux risques de boycott, les groupes ont réagi insistant sur le respect de leurs engagements en faveurs de droits fondamentaux.

Le risque de sanction pour les entreprises est aussi économique. Petit à petit, les consommateurs ont pris le relais des ONG exigeant des entreprises qu’elles soient socialement responsables . Les questions « Que faites-vous pour la protection de l’environnement ? » « Quels sont vos engagements sociaux ? » deviennent fréquentes lors des entretiens d’embauche. Pour rester attractif mieux vaut faire preuve de la plus grande transparence et formuler son engagement dans ses statuts. Certaines entreprises, telles qu’ Atos , Danone , Veolia, Carrefour, Orange , Michelin , ou encore Yves Rocher , l’ont bien compris. En cela, l’esprit de la loi sur le devoir de vigilance a gagné la partie.

Source : Les Echos – Delphine Iweins