Pour affiner sa gestion d’actifs, la banque américaine amasse des téraoctets de données, qu’elle passe au crible de l’intelligence artificielle.

Grégoire Pinson

Challenges N° 582, 18 octobre 2018.

C’est un rituel. Chaque matin, après avoir allumé son ordinateur dans son bureau new-yorkais, Osman Ali, gérant de portefeuille senior chez Goldman Sachs Asset Management (GSAM), consulte les alphascores qui ont changé durant la nuit. « Je fais le point sur les hausses et les baisses en remontant les données qui ont causé ces mouvements, afin d’en vérifier la pertinence », détaille-t-il. Ces alphascores sont la boule de cristal de GSAM : ils indiquent, en un chiffre, la qualité des perspectives à six ou douze mois des titres de 13 000 entreprises que la banque détient en portefeuille.

Les notations sont essentielles dans les arbitrages de GSAM et ont une influence sur les marchés : Goldman Sachs revendique 1 500 milliards de dollars d’actifs sous supervision.

Algorithmes propriétaires

Ces alphascores sont le fruit de téraoctets de données passées au moulinet de l’intelligence artificielle. Ainsi, des images satellites des parkings de Walmart, analysées par ordinateur, permettent de jauger la fréquentation des magasins et donc le chiffre d’affaires potentiel du groupe. Le trafic des sites des compagnies aériennes est un indicateur du prochain chiffre d’affaires d’Axa dans les assurances-voyages. Les commandes de bouteilles par les usines de Coca-Cola trahissent la production de la firme. « Il y a quinze ans, nos analyses étaient fondées sur des données publiques simples : rapports annuels, comptes trimestriels, données du secteur…, se souvient Osman Ali. Aujourd’hui, grâce à l’immensité des données que nous brassons, nous nous appuyons sur des éléments beaucoup plus fins, originaux et différenciants. Et nous pouvons obtenir une estimation relativement précise des résultats d’entreprises avant leurs publications. »

Chaque année, le groupe Goldman Sachs dépense environ 400 millions de dollars en données complémentaires à celles amassées en source ouverte. Les sociétés de cartes de crédit lui vendent par exemple les data sur les transactions réalisées – un excellent indicateur de la santé de la grande distribution. La banque travaille sur de tels chiffres, mais aussi sur les discours des banquiers centraux, les articles, les communiqués de presse… Quelle est la tonalité de ces publications ? Quelles sont les thématiques principales ? Autant de signaux faibles qui peuvent se traduire, demain, dans des mouvements boursiers que GSAM veut anticiper.

« Nous avons développé tous ces outils en interne, selon des critères et du codage propriétaire, depuis l’analyse statistique jusqu’à l’optimisation de portefeuille », détaille Hania Schmidt, spécialiste des produits quantitatifs à GSAM. Une façon de conserver un avantage concurrentiel et d’éviter les fuites ou qu’un salarié ne quitte l’entreprise avec les secrets maison.

UNE MINE DE DONNÉES

400 millions de dollars annuels pour l’acquisition de données.

13 000 titres de sociétés suivies par Goldman Sachs AM.

27 personnes pour la recherche financière.

Plusieurs milliards de transactions de cartes de crédit analysées.

Plusieurs millions d’articles de presse et de brevets.

Plusieurs milliers de transcriptions de conférences téléphoniques sur les résultats.

Le fondateur d’une jeune pousse experte dans le traitement de données, qui vend ses services à des rivaux de GSAM, a pu observer le modèle de ce dernier : « L’établissement est une firme tech plus qu’une banque, estime-t-il. Les moyens déployés sont impressionnants, mais ils souffrent d’un point faible pour leur développement : les difficultés à recruter desdata analysts face à des concurrents de secteurs non bancaires. Y compris des jeunes entreprises comme la mienne, qui attirent davantage ces profils que les grosses institutions. »

Concurrents dans la tech

Car il faut jouer des coudes sur ce terrain du big data et de l’intelligence artificielle. Premier gestionnaire d’actifs mondial, BlackRock a débauché en 2015 le directeur de recherche de Google, Bill MacCartney. Il a aussi acquis, cette même année, la fintech FundAdvisor, qui a développé ses propres algorithmes. Le concurrent Vanguard met lui aussi en avant sa méthodologie high-tech dans la gestion quantitative. Or, dans cette guerre informationnelle, la prime est au premier arrivant, à celui qui trouve le delta, cette donnée pépite qui, correctement traitée, fera la différence sur les marchés financiers. « Lorsqu’un des éléments que nous analysons se banalise, lorsqu’il y a trop de monde qui le passe à la loupe, il nous faut nous remettre en chasse de nouveaux signaux, pour conserver notre avance, explique Yacine Boumahrat, directeur France et Benelux chez GSAM. Nous sommes en constante évolution. »

Vanessa Bonjean, senior analyst en charge de la sélection de fonds à Lyxor (Société générale), confirme : « La capacité de GSAM à intégrer de nouveaux signaux pour faire évoluer le modèle de l’intérieur nous semble gage de performances futures. » En avril, elle a fait entrer dans son éventail le produit « actions européennes » de GSAM, baptisé GS Europe Core Equity Portfolio. Non sans avoir passé au crible les 120 signaux utilisés pour bâtir ce portefeuille. « Preuve que les méthodes sont performantes : le fonds a surmonté les ruptures dans les marchés, en 2013 et 2016 », précise Vanessa Bonjean.

Encore une part d’humain

Problème : l’intégration massive de l’intelligence artificielle dans la gestion quantitative ne prépare-t-elle pas le prochain krach boursier, les gestionnaires de portefeuille ayant cédé les manettes aux ordinateurs ? « Nous maintenons à chaque niveau une intervention humaine, promet Hania Schmidt. Les ordinateurs ne prennent pas de décisions par eux-mêmes, ils nous aident à extraire les informations des différents types de données que nous analysons. Il est important pour les gérants de portefeuille d’intégrer des éléments que les algorithmes ne prennent pas forcément en compte : tension avec la Corée du Nord, risques liés au Brexit… » Les décisions doivent en outre être prises en fonction des prix des transactions à un instant T, ainsi que de la volatilité du marché. Le temps n’est pas encore venu où Osman Ali pourra, le matin, se passer des vérifications sur les mouvements des alphascores, avant de prendre ses décisions d’investissement.