Les deux ministres de Bercy dévoilent aux « Echos » les grandes lignes du nouveau budget rectificatif qui sera dévoilé mercredi prochain en Conseil des ministres. La prévision de récession passe de -1 % à -6 %. Le déficit public est désormais attendu à 7,6 % du PIB, tandis que la dette pourrait grimper à 112 % du PIB fin 2020. Le plan d’urgence de soutien à l’économie est désormais évalué à 100 milliards, contre 45 milliards annoncés initialement.

Bruno Le Maire : Notre prévision de croissance pour 2020 est de -6 %. Il s’agit de la plus grande récession en France depuis 1945. Des inconnues demeurent et cette prévision peut encore évoluer, notamment s’agissant de la durée du confinement et des modalités de sortie. C’est déterminant : plus le confinement dure, plus la croissance est faible. Notre deuxième hypothèse est que la reprise sera progressive. C’est notamment ce qui se passe en Chine . Cette prévision de croissance est aussi fondée sur l’environnement international. La situation aux Etats-Unis est préoccupante : l’épidémie a un impact économique très important sur l’emploi et sur certains secteurs industriels.

Qu’entendez-vous par un retour progressif à la normale ?

B. L. M. : Ce choc touche l’économie réelle, qui ne va pas revenir à la normale immédiatement, d’autant que la sortie du confinement sera nécessairement progressive. Certaines activités peuvent rapidement redémarrer comme les salons de coiffure par exemple. Mais les touristes ne reviendront pas du jour au lendemain. Dans l’industrie, les chaînes de production peuvent être très longues à rétablir. Prenez Airbus : un avion contient 500.000 pièces avec des centaines de sous-traitants.

Je ne l’ai jamais caché : le redressement économique sera long, difficile et coûteux. Il demandera des efforts de la part de tous les Français.

A combien avez-vous estimé le déficit public cette année ?

Gérald Darmanin : Nous avons inscrit dans le projet de loi de finances rectificative que nous présenterons mercredi prochain en Conseil des ministres un chiffre de déficit de 7,6 % du PIB. Pour le seul périmètre de l’Etat, nous serons à plus de 170 milliards d’euros de déficit budgétaire alors que nous avions prévu 93 milliards en loi de finances initiale. C’est un montant supérieur à celui de l’année 2010, post-crise financière. Bien sûr, ce chiffre pourra encore bouger. Nous tablons ainsi aujourd’hui sur une baisse de 37 milliards d’euros des recettes fiscales . L’impôt sur les sociétés, la TVA et l’impôt sur le revenu, la TICPE vont moins rapporter. Cela peut encore s’aggraver, notamment sur la TVA.

Et en termes de dette publique ?

B. L. M. : Nous prévoyons à ce stade une dette publique de 112 % du PIB à la fin de l’année. C’est 14 points de plus que ce qui était prévu initialement. Mais cette dette répond à un impératif : éviter les faillites d’entreprises et le naufrage de notre économie. Sur le long terme, il est nécessaire de disposer de finances publiques saines et de réduire la dette, car cette crise montre bien que les pays de la zone euro avec un niveau de dette publique faible ont des ressources plus importantes pour soutenir leur économie. Ceux qui ont une situation financière plus dégradée ont moins de marges de manoeuvre.

Pensez-vous que la reprise s’accompagnera d’un retour de l’inflation ?

B. L. M. : Ce n’est pas ma plus grande préoccupation. Notre prévision d’inflation pour 2020 est de 0,5 %, principalement du fait de la chute du prix du pétrole. Je m’inquiète avant tout que des pans entiers de l’économie française soient engloutis par cette crise. C’est pourquoi nous avons agi vite et fort avec un plan d’urgence économique massif : report de charges, chômage partiel, fonds de solidarité et prêts garantis par l’Etat. Pour aller plus loin, nous avons décidé d’augmenter de 75 millions d’euros à 1 milliard d’euros les moyens du Fonds de développement économique et social qui finance des prêts directs de l’Etat pour les grosses PME et ETI.

Ma deuxième préoccupation, c’est la cohésion de la zone euro. Si les économies des Etats-membres divergent encore plus à la sortie de crise, alors notre monnaie unique ne tiendra pas. Nous avons donc proposé avec le président de la République un partage de l’effort au niveau européen. Le risque, c’est qu’un pays comme l’Allemagne relance son économie et que d’autres ne le puissent pas.

Vous aviez annoncé un plan d’urgence pour l’économie de 45 milliards d’euros il y a quelques semaines. A quel montant ce plan a-t-il été réévalué ?

B. L. M. : Nous allons passer de 45 milliards d’euros à 100 milliards d’euros, en additionnant la totalité des mesures budgétaires et de trésorerie en faveur des entreprises. Ces chiffres pourront encore évoluer car la situation économique et le besoin de soutien des entreprises changent rapidement. Nous mettons tout en oeuvre pour sauver nos entreprises.

De quelle manière ce plan a-t-il été musclé ?

G. D. : Notre plan initial reposait sur une large enveloppe pour des mesures de trésorerie – à travers le report de charges fiscales et sociales à hauteur de 33 milliards d’euros – tandis que 12 milliards de mesures budgétaires avaient été prévus initialement. Ce montant va être pratiquement triplé pour passer à plus de 35 milliards. Pour le seul budget de l’Etat, le coût passe de 6 milliards environ à presque 22,5 milliards. Cette hausse des moyens s’applique à toutes les mesures d’urgence économique. Environ 8,5 milliards avaient été provisionnés pour le dispositif de chômage partiel, ce montant est revu à 20 milliards pour tenir compte du fort nombre d’entreprises qui en font la demande. Le fonds de solidarité, qui est très sollicité avec 755.000 demandes et déjà 460 millions d’euros versés aux 342.000 premières entreprises, va voir sa dotation passer de 1 milliard à près de 6 milliards.

Y aura-t-il un effort accru pour la santé ?

G. D. : Comme l’a annoncé le président de la République, nous passons de 1 à 4 milliards d’euros pour l’achat de matériel sanitaire , notamment des masques, mais nous revoyons aussi les autres enveloppes, notamment la revalorisation des personnels soignants et les indemnités journalières versées aux personnes qui se mettent en arrêt maladie pour garder leurs enfants ou des personnes dépendantes. Au total, les nouvelles dépenses exceptionnelles pour la santé passent de 2 à 7 milliards.

Ce budget rectificatif prévoit-il une prime pour les personnels soignants ?

G. D. : Le président de la République a annoncé une prime pour les personnels soignants, mais également de manière plus large pour les fonctionnaires qui ont subi une surcharge de travail ou sont en contact direct avec le public. Le montant de ces primes est encore en arbitrage, mais ce seront des montants très importants. Ce budget rectificatif prévoit en tout cas d’ores et déjà que ces primes seront défiscalisées et exonérées de charges sociales, y compris pour les agents en collectivités locales qui pourront bénéficier de cette prime par leur employeur.

A quoi vont servir les moyens supplémentaires alloués au fonds de solidarité ?

B. L. M. : Ce fonds de solidarité a reçu un accueil très positif puisqu’en une semaine, plus de 700.000 entreprises ont déjà sollicité cette aide. Pour qu’il puisse bénéficier au plus grand nombre d’entreprises nous allons, en accord avec le Premier ministre, renforcer le dispositif : d’abord en l’ouvrant aux entreprises en difficulté, en sauvegarde ou en redressement judiciaire. Mais aussi en relevant le plafond du forfait complémentaire de 2.000 euros qui est attribué au cas par cas par les régions à 5.000 euros. Cette enveloppe pourrait contribuer à prendre en charge les loyers des entreprises les plus fragiles. Nous sommes en discussion avec les régions sur ce sujet.

G. D. : Il faut aussi noter que certaines entreprises ont proposé d’abonder ce fonds, notamment les assureurs qui ont déjà versé 100 millions d’euros et dont nous attendons davantage. D’autres entreprises sont en train d’étudier cette possibilité, soit pour aider ce fonds de solidarité, comme l’a fait Hermès avec un don de 3 millions d’euros, soit pour aider directement l’hôpital public ou la recherche. Nous les en remercions.

Allez-vous également revoir les montants consacrés à soulager les trésoreries des entreprises ?

G. D. : Nous avons déjà enregistré 8,5 milliards de reports de charges sociales et 3,3 milliards de reports d’échéances fiscales. Cela correspond à environ un tiers des charges dues depuis le 15 mars. Cette proportion sera sans doute encore plus élevée au mois d’avril. Pour aider la trésorerie des entreprises, nous renforçons également le Fonds de développement économique et social pour les PME au bord de la faillite en l’abondant jusqu’à hauteur de 1 milliard d’euros. C’est donc un plan extrêmement massif.

Si nous étions en guerre il y a trois semaines, nous sommes désormais dans une guerre de mouvement et nous cherchons à nous adapter en permanence, en ajustant nos dispositifs et nos efforts aux besoins de notre tissu économique en dehors de toute idéologie.

Le « déconfinement » qui se prépare est aussi une affaire économique. Comment procéder ?

B. L. M. : Nous avons engagé un travail avec toutes les filières pour regarder quelles seraient les modalités de déconfinement pour chacune d’entre elles. Elles sont très variables et complexes d’un secteur à l’autre. Si vous prenez le transport aérien, il faut prendre en compte les conséquences de nouvelles règles sanitaires : contrôle des passagers, nombre maximum de passagers par avion par exemple. Pour les hôtels et les restaurants, qui ont pris de plein fouet cette crise, nous devons certainement envisager des mesures de soutien spécifiques.

Une fois cette réflexion menée, nous allons en discuter avec Jean Castex pour définir un plan de déconfinement économique qui soit le plus sérieux possible, avec comme priorité absolue la sécurité sanitaire des Français.

Après un mois de confinement, combien d’entreprises nécessitent une intervention de l’Etat ?

B. L. M. : Le chiffre de 50 % d’utilisation des capacités dans l’industrie cache des disparités extrêmement fortes, entre des secteurs qui fonctionnent à 15 % et d’autres qui tournent à 60-70 %. Certains secteurs comme le tourisme, l’aéronautique ou l’automobile demanderont des plans spécifiques à la sortie de la crise. Par ailleurs, des grandes entreprises sont fragilisées. J’ai adressé au président de la République et au Premier ministre une liste d’une vingtaine d’entreprises stratégiques, qui pourront avoir besoin du soutien de l’Etat, sous forme de prêt, de montée au capital ou de nationalisation.

Quels scénarios envisagez-vous pour Air France ? B. L. M. : Pratiquement tous les avions d’Air France sont cloués au sol et les pertes se chiffrent à plusieurs milliards d’euros par mois. L’Etat apportera très rapidement son soutien à Air France, sous la forme la plus adaptée.

Avez-vous refusé le report de charges sociales et fiscales à certaines entreprises ?

G. D. : Il n’y a pas eu de refus. En revanche, pour quelques grandes entreprises qui ont encore une activité économique ou une trésorerie suffisante, nous avons appelé les dirigeants pour leur dire que nous trouvions leur demande injustifiée. Elles étaient une quinzaine dans cette situation et elles l’ont parfaitement compris. Le mois prochain, sans doute y aura-t-il plus de reports de charges que ce mois-ci.

Mais dans le contexte actuel, où notre système de soins et plus largement l’action de l’Etat sont plus que jamais sollicités, il est important que les entreprises qui le peuvent continuent à participer au financement de la solidarité nationale. Chacun a une part de responsabilité. Par ailleurs, on parle bien de report et pas d’annulation, et il est encore trop tôt pour évoquer les mesures que nous prendrons en sortie de crise.

Comment allez-vous vous assurer que les entreprises ayant bénéficié de l’aide de l’Etat ne verseront pas de dividende ?

B. L. M. : C’est le ministre des Finances qui signe l’arrêté accordant un prêt garanti par l’Etat pour les grandes entreprises qui font plus de 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires et c’est le ministre des Comptes publics qui autorise les reports de charges. Pour que je signe cet arrêté et que Gérald Darmanin autorise un report de charges, il faut que l’entreprise ait renoncé à son dividende .

Quelle est votre vision de ce que serait un plan de relance ?

B. L. M. : C’est encore trop tôt pour détailler un plan de relance précis. Mais ce qui est sûr, c’est que ce plan devra répondre à trois principes. Le premier : priorité absolue à l’investissement. Le deuxième principe : mettre en place des soutiens spécifiques pour certains secteurs. Le troisième principe, c’est la coordination de nos plans de relance au niveau européen. Mais avant de parler relance, nous devons nous entendre sur un plan de soutien économique ambitieux à Vingt-Sept. La première tentative a été un échec . La seconde doit être la bonne. Il nous reste quelques heures. Alors au travail.

Les baisses d’impôts prévues en 2021 (taxe d’habitation, impôt sur les sociétés) sont-elles toujours d’actualité ?

G. D. : La politique fiscale du gouvernement avant la crise du coronavirus fonctionnait : le chômage baissait fortement, la croissance était plus élevée que la moyenne européenne, le pouvoir d’achat des Français augmentait. Je ne pense pas que plus d’impôts puisse être la solution à la crise. D’ailleurs, ni le président de la République, ni le Premier ministre ne m’ont demandé de travailler sur des annulations de baisses d’impôts.

Source : Les Échos – Renaud Honoré, Guillaume de Calignon, Ingrid Feuerstein